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Opinion

Lutte sénégalaise: ambiguïtés et succès d’une pratique ancestrale. (Partie 2). Par Ndiakhat NGOM

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Lutte sénégalaise: ambiguïtés et succès d’une pratique ancestrale. (Partie 2). Par Ndiakhat NGOM

Nos amis sociologues le savent bien: les différents segments du tissu social sont interconnectés. Et une étude synoptique ou systémique permet de reformuler la problématique de la lutte, et de pointer,  à l’inverse, une crise profonde de nos institutions. Dans un milieu sociopolitique perturbé, ces segments ne peuvent, comme l’écrit Nietzsche, que manifester cette tension, à travers ce qu’il appelle « symptômes ». Ce regard soupçonneux permet d’interroger, par exemple, la cristallisation (intérêt maladif) excessive autour de la lutte, les scènes de transe, régulièrement constatées, des jeunes, et qui rappellent celles des grandes manifestations religieuses ou musicales. Bref, la lutte reflète aussi les symptômes de la société sénégalaise, ses doutes, ses angoisses. 

A rebours, l’école sénégalaise, présentée comme une de ses victimes, n’était-elle pas malade, bien avant sa connexion avec elle ? Qui douterait aujourd’hui des difficultés structurelles du modèle éducatif sénégalais, ou même des germes de la violence, nichées dans le sport, en général, et dans la lutte, en particulier, en vertu de la popularité débordante de cette dernière?

Certes, il y a des choses à revoir dans ce milieu. Mais pourquoi vouer aux gémonies, à la damnation perpétuelle, ces milliers de jeunes citoyens désireux, comme beaucoup d’entre nous, de « s’en sortir » ?  De bâtir, comme ils disent, de façon pathétique, une « belle maison pour leurs parents ou de les amener à la Mecque » ? Certains, adeptes du développement par l’«économisme» outrancier, diront que l’essentiel d’une vie ne se trouve pas là. Ce qui leur permet d’inférer que les lutteurs, non instruits, irrévérencieux, et malpropres, ne contribuent en rien à l’émergence économique ou intellectuelle du pays. Certes, ce n’est pas du côté de cette discipline qu’on apprendrait quelque chose, par exemple, sur la physique quantique, sur la «théorie des cordes», celle de la relativité d’Einstein, le décryptage du génome humain, ou même sur les « trous noirs » de Stephen Hawkins. Tout cela est vrai. Mais certains parmi eux ont une éducation, dite «traditionnelle », à dominance religieuse ou confrérique, qui n’envie en rien, pour ce qui est de l’enracinement culturel, à ceux qui sont présentés comme «intellectuel». 

L’histoire de la philosophie, il faut le dire, a été d’abord celle de la négation du corps au profit de l’esprit. C’est oublier, selon Nietzsche, que le corps manifeste une certaine esthétique. Les Grecs cultivaient aussi des valeurs magnifiant sa beauté, la force, le courage, la stratégie, l’endurance. Aussi, il n’est pas certain que des esthéticiens confirmés, comme l’était Senghor, dédaigneraient, comme nous, aujourd’hui, cet aspect de la culture africaine. 

Le propre de l’homme, comme le rappellent Kant et Rousseau, est le progrès historique, par l’éducation et la culture. L’homme est donc perfectible. Ce qui autorise à penser que la réorganisation de l’arène  pourrait aider à légitimer la place de la lutte dans nos sociétés. Que faire des 8000 lutteurs licenciés qui sont majoritairement dépourvus d’instruction ou de métier? Certains n’ont pas eu la chance de bénéficier d’une éducation supérieure, comme beaucoup de ceux qui sont présentés comme intellectuels. Aussi, au lieu de jeter l’eau du bain avec le bébé lui-même, il suffit de voir ce qu’il y a à améliorer dans le milieu. C’est le dernier aspect de nos analyses qui touchent ici à la prospective.

1° Sur le plan éducatif, il y a au Sénégal de nombreuses associations œuvrant dans l’éducation, et composées, majoritairement, d’enseignants et d’étudiants. Nos autorités pourraient les inciter à des programmes d’alphabétisation et d’instruction civique des écuries. Ce qui permettrait aux lutteurs de pouvoir lire un contrat et de s’exprimer correctement. Le concept « sport et étude » permettrait aussi à certains jeunes passionnés de mêler l’utile à l’agréable. 

2°   Au niveau de l’encadrement, le Cng pourrait exiger, dans le staff technique des écuries, un avocat pour initier les lutteurs aux rudiments juridiques, un diététicien pour surveiller scrupuleusement la nourriture, et un médecin pour éviter les entrainements excessifs et l’absorption de produits dopants. Mais ce dernier aspect sera difficile à évaluer. Quels sont les produits illicites ?   Comment les détecter ? Lance Armstrong, soupçonné depuis 1998, sur le Tour de France,  n’a été pris que 15 ans après…

 3° Certains « combats » (l’expression est bien parlante) font penser à des scènes de pugilat, ou des combats de gladiateurs, avec beaucoup de sang. II faut penser ici aux protège-dents, aux gants spéciaux amortissant les coups, ou alors à réglementer la frappe, elle-même. 

4° Au niveau de l’engagement citoyen, à l’instar du concept de « Vacances citoyennes », les associations de lutteurs pourraient se mobiliser et les millions de fans, derrière, pour des activités citoyennes et agricoles. Rappelons-le : le discours de politique générale du Premier ministre a mis accent sur l’agriculture. L’expérimentation des fermes agricoles, très modernes, à Sédhiou (par exemple), pourrait inciter le gouvernement à accompagner les écuries par l’octroi de terrain et du matériel. L’activisme de Balla Gaye 2 pour le retour de la paix en Casamance est illustratif, et entre aussi dans ce cadre. 

   Les Japonais sont fiers de leurs Sumotoris qui symbolisent, dans leur culture, des «demi Dieux». La tauromachie fait le bonheur des Espagnols, comme le catch et le football, aux Etats-Unis. Répétons-le: la lutte sénégalaise est une institution éminemment culturelle. Il  ne faut pas lui demander ce qu’elle n’a pas, ou plutôt, ce qui n’est pas sa vocation : être un lieu de production économique ou d’organisation politique. C’est une erreur d’optique. Elle est une activité ludique qui fait vibrer des millions de Sénégalais. II ne faut pas oublier que certains grands hommes qui ont marqué l’Histoire avaient aussi leurs propres hobbies (chasse, marche, boxe, musique, etc.). Pourquoi donc avoir honte à aimer cette discipline qui ne demande qu’à être réorganisée? 

Ces pistes dégagées, modestement, pour la réflexion, pourraient être enrichies pour tenter de résoudre un problème très complexe de la société sénégalaise. (Fin). 

*Professeur de philosophie et de sciences politiques.

*Ancien chargé de programme à Amnesty International.

*Ancien consultant à l’Unesco.

<36>[email protected]

  

       









3 Commentaires

  1. Auteur

    Khéle La...

    En Novembre, 2014 (14:36 PM)
    Trés instructor... Merci! :sn:  :sn:  :sn:  :sn: 
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  2. Auteur

    Joobajubba

    En Novembre, 2014 (15:09 PM)
    "3° Certains « combats » (l’expression est bien parlante) font penser à des scènes de pugilat, ou des combats de gladiateurs, avec beaucoup de sang. II faut penser ici aux protège-dents, aux gants spéciaux amortissant les coups, ou alors à réglementer la frappe, elle-même."



    Ndiakhat, vous parlez de lutteurs, mais ces gens sont des gladiateurs d'un autre âge



     :sad: 
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    Auteur

    Beck

    En Novembre, 2014 (16:23 PM)
    Tres ?nstruct?f.La balle est dans le camp de l Etat.Merc? Nd?akhat.
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