Samedi 27 Avril, 2024 á Dakar
Vendredi 01 Juin, 2018 +33
Economie

Crise alimentaire en Afrique - Jacques Diouf sur France 24 : « Ce qui se passe est la chronique d’une catastrophe annoncée. »

Single Post
Crise alimentaire en Afrique - Jacques Diouf sur France 24 : « Ce qui se passe est la chronique d’une catastrophe annoncée. »

Invité cette semaine sur le plateau de France 24 dans l’émission ‘‘Le talk de Paris’’, le Directeur général Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’est exprimé sur la crise alimentaire mondiale. Jacques Diouf, interrogé par Ulysse Gosset, répondait également aux questions de 5 intervenants dont Momar Ndao, Président de l’Association des consommateurs du Sénégal (Ascocen). AGN publie l’intégralité de cette interview.

Bonjour Jacques Diouf !

M. Jacques DIOUF.- Bonjour !

Ulysse GOSSET.- Nous serons également en duplex de Genève avec Jean Ziegler qui dénonce les biocarburants. Il parle même de “crime contre l’humanité”. Nous lui demanderons pourquoi.

Dans le cadre de cette crise alimentaire mondiale, certains appellent à une “révolution verte”, à une révolution de l’agriculture, d’autres affirment que la flambée des prix, qui a déjà fait tomber un gouvernement - celui d’Haïti - va maintenant peut-être se poursuivre, peut-être jusqu’en Asie. D’autres disent que c’est peut-être une chance pour l’Afrique.

Vous, personnellement, quel est votre diagnostic ? Etes-vous plus inquiet que l’an dernier lorsque nous étions sur ce même plateau du Talk de Paris ?

M. Jacques DIOUF.- Ce qui se passe est la chronique d’une catastrophe annoncée. Il y avait tous les éléments pour nous convaincre que si on ne prenait pas les mesures appropriées, la situation allait empirer.

Je suis partagé. D’un côté, je continue d’être très inquiet, parce qu’il y a des annonces sur le plan de l’aide d’urgence, de l’aide alimentaire, mais l’effet réel nécessite, pour se traduire au niveau des utilisateurs, un certain temps.

D’un autre côté, de nombreux engagements ont tout de même été pris et ils pourraient permettre de mobiliser des ressources importantes.

Mais, je suis surtout très préoccupé par le fait que nous sommes en train de mener une bataille d’arrière-garde.

La question des prix, certes, il faut y faire face ! Il faut trouver des aliments moins chers, il faut des systèmes pour subventionner les coûts, pour que les prix soient plus acceptables pour les populations pauvres, mais quid du problème de la campagne agricole qui a commencé depuis mars avec les premiers semis et qui devront continuer jusqu’au mois de juillet dans l’hémisphère nord ?

Dès le 17 décembre, j’ai lancé un appel pour que l’on mette la priorité sur l’assistance aux différents pays touchés, aux pays à risques, aux pays déficitaires et à revenus bas, pour que nous puissions les aider de manière à ce que leurs agriculteurs pauvres aient accès aux semences, aux engrais, aux aliments, au bétail nécessaire et dont les prix ont également augmenté.

Ulysse GOSSET.- Lorsque Dominique Strauss-Kahn, le Français à la tête du FMI, parle de “risques de guerre”, partagez-vous cette crainte ?

M. Jacques DIOUF.- Avec un qualificatif de guerre “civile”. Je ne pense pas qu’il y ait des guerres entre pays, mais à l’intérieur de certains pays, si, encore une fois, on ne prend pas toutes les mesures nécessaires, il risque d’y avoir des affrontements. Vous savez qu’il y a déjà eu des morts dans certains pays.

Ulysse GOSSET.- Quels sont les points chauds ? On a vu qu’à Haïti, le Premier ministre a dû démissionner, son gouvernement est tombé, première victime des émeutes de la faim. Quels sont les autres points chauds de la planète ?

M. Jacques DIOUF.- Il y a plusieurs pays d’Afrique…

Ulysse GOSSET.- Lesquels ?

M. Jacques DIOUF.- Je ne peux pas, en tant que Directeur général, cibler des pays particuliers. Il y a des pays d’Asie, quelques pays d’Amérique latine aussi qui pourraient avoir des difficultés. C’est assez réparti dans le monde avec, naturellement, une concentration en Afrique, au sud du Sahara.

Ulysse GOSSET.- Tout de même, vous êtes le patron de la FAO et vous êtes chargé de lutter contre la faim dans le monde. Pourquoi depuis cinq mois, alors que vous avez tiré la sonnette d’alarme, rien ne s’est passé ? Pourquoi les émeutes ont-elles éclaté ? Pourquoi rien n’a-t-il été fait pour les empêcher ? A qui la faute ?

M. Jacques DIOUF.- Parce que, malheureusement, on attend toujours qu’il y ait la catastrophe dans le monde pour réagir.

ULYSSE GOSSET.- Mais qui “on” ? Vous, vous le saviez !

M. Jacques DIOUF.- Moi, je le savais. Mon rôle consiste à informer, parce que nous avons la responsabilité d’établir les statistiques du monde sur la production, le commerce, les prix, les stocks.

ULYSSE GOSSET.- Qui a attendu trop longtemps ? Qui sont les responsables ?

M. Jacques DIOUF.- Les responsables, ce sont d’abord les pays concernés, car je continue de penser que lorsqu’il y a un Etat souverain, avec un gouvernement, avec une population, avec des terres et de l’eau, avec un budget national, c’est le gouvernement élu de ce peuple qui est le premier responsable vis-à-vis de son peuple. Tout ce qu’il y a à faire…

ULYSSE GOSSET.- Donc, tous les chefs d’Etat du Cameroun, du Sénégal, du Mexique…

M. Jacques DIOUF.- Pas seulement les chefs d’Etat, mais aussi les gouvernements, leur parlement, les différentes instances…

ULYSSE GOSSET.- Que leur dites-vous aujourd’hui pour que cela ne se reproduise plus ?

M. Jacques DIOUF.- Il faut leur dire, en premier lieu, de respecter les engagements qu’ils ont pris car, pour l’Afrique, l’engagement a été pris pour doubler, en l’espace de cinq ans, la part de l’agriculture dans les budgets nationaux. Ceci a été fait au Sommet de Maputu au mois de juillet 2003.

Un Sommet extraordinaire de chefs d’Etat s’est tenu, au mois de février 2004 à Sirthe, sur l’eau et l’agriculture.

Il y a eu, au Nigeria, toute une série de sommets sur les engrais, la sécurité alimentaire et l’aquaculture.

Des décisions ont été prises, mais elles n’ont pas été appliquées dans de nombreux pays. D’autres, heureusement, l’ont fait.

Ces pays évoluent aussi dans un monde dont les conditions ont une influence positive ou négative - et, dans le cas d’espèce, une influence positive - sur leur capacité à accroître la production. C’est le marché international. Avec les subventions que les pays développés accordent à leur agriculture, et qui ont atteint jusqu’à un milliard de dollars par jour, naturellement, l’agriculture africaine ne peut pas être en position concurrentielle.

ULYSSE GOSSET.- Je rappelle que les prix du blé ont augmenté parfois de 80 % et ceux du riz de 120 %. Ces chiffres sont énormes. On comprend la détresse des populations, mais que faire dans l’urgence ?

Je vous propose d’écouter une question du président d’une ONG “Action contre la faim”, Denis Metzger.

Denis METZGER.- Nous avons pu constater le grand succès du Fonds de lutte contre le sida pour lequel l’ensemble de la communauté internationale s’est mobilisé. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait lancer, de façon très urgente, un « Fonds contre la faim et contre la malnutrition » pour que l’ensemble des gouvernements et responsables politiques s’unisse sur des moyens qui sont, à mon avis, considérables de lutte contre la faim ?

ULYSSE GOSSET.- Etes-vous pour la création d’un Fonds mondial contre la faim au même titre qu’il y a un Fonds contre le sida ?

M. Jacques DIOUF.- Je pense que cette proposition mérite une étude sérieuse.

Ulysse GOSSET.- Vous dites “oui” ou “non” ?

M. Jacques DIOUF.- Les questions sont plus complexes et je ne peux pas dire oui ou non. Dans la mesure où un tel fonds serait de nature à accroître les ressources disponibles pour le développement agricole, notamment pour les investissements dans la maîtrise de l’eau, dans les infrastructures rurales, dans les moyens de stockage, et si les routes rurales permettent d’apporter les intrants aux agriculteurs et de sortir les produits agricoles vers les marchés, oui ! Mais comment veiller à ce que ce fonds soit additionnel aux ressources mobilisées par la Banque mondiale, les banques régionales de développement, l’Union européenne et les aides bilatérales ? C’est là la grande question.

ULYSSE GOSSET.- Est-ce plutôt une bonne ou une mauvaise piste ?

M. Jacques DIOUF.- C’est une bonne piste à étudier. Je suis favorable à son étude. Je veux tout simplement m’assurer que cela ne va pas entraîner un nouveau combat entre les fonds qui existent au lieu d’avoir une dynamique d’un processus de ressources additionnelles.

ULYSSE GOSSET.- Et Dieu sait si c’est déjà difficile entre la Banque mondiale, le FMI et la FAO ! Revenons justement sur votre parcours personnel. Je vous propose de regarder ensemble, comme le veut la tradition, ce portrait réalisé par une journaliste de France 24, Jennifer Knock.

(Portait)

ULYSSE GOSSET.- Est-ce qu’aujourd’hui, personnellement, lorsque vous voyez ces émeutes de la faim, vous vous dites que quelque chose ne fonctionne pas à la FAO ?

M. Jacques DIOUF.- A la FAO, naturellement, nous avons beaucoup de choses qui pourraient être mieux faites et être bien faites, mais il faut toujours avoir à l’esprit le mandat qu’a la FAO.

Son mandat est d’abord de collecter l’information sur les cultures, la production animale, les pêches, l’aquaculture, les rendements, le commerce, etc., et de faire des projections pour pouvoir anticiper les grandes tendances, les grands événements et, enfin, pouvoir en tirer des leçons de politique.

Naturellement, nous établissons des normes pour la qualité des aliments. Nous faisons des études, nous intervenons dans des situations d’urgence. Nous coordonnons la lutte contre le criquet pèlerin actuellement, contre la fièvre aphteuse ou la grippe aviaire. Nous nous sommes lancés, depuis un an, dans la lutte contre la rouille du blé qui est partie en 1999 de l’Ouganda et qui est arrivée…

ULYSSE GOSSET.- C’est une nouvelle menace ? Ce parasite est réapparu en Iran et pourrait menacer…

M. Jacques DIOUF.- Il est parti en 1999 de l’Ouganda puis est allé dans les pays d’Afrique centrale et il est déjà en Iran !

Nous avons aussi les maladies animales. Tout ceci est le rôle de la FAO, mais les limites de l’action de la FAO s’arrêtent aux frontières des souverainetés nationales.

ULYSSE GOSSET.- Ne faudrait-il pas changer quelque chose ?

M. Jacques DIOUF.- Pas les souverainetés nationales.

ULYSSE GOSSET.- Changer de mission peut-être ?

M. Jacques DIOUF.- Je ne sais pas. Il appartient aux Etats membres de voir ce que fait la FAO et ce que les autres organisations du système international font. Que fait le FIDA, la Banque mondiale, les banques régionales, le Programme alimentaire mondial ?

C’est un système international qui répond aux besoins internationaux, y compris de paix et de sécurité avec le Conseil de sécurité de l’ONU. Tout cela constitue le système des Nations Unies.

ULYSSE GOSSET.- Nicolas Sarkozy, que vous avez vu, vous a fait finalement un joli cadeau puisqu’il a annoncé qu’il viendrait vous voir à Rome pour le prochain sommet, essentiel, puisqu’il s’agit de traiter de la sécurité alimentaire.

M. Jacques DIOUF.- J’étais ravi. Je l’ai remercié, d’autant qu’il m’a autorisé à annoncer ceci publiquement, ce que j’ai fait immédiatement en sortant de cet entretien.

ULYSSE GOSSET.- Et la France double son aide. C’est bien, mais est-ce suffisant ?

M. Jacques DIOUF.- C’est bien, mais ce n’est jamais suffisant ! Au regard des besoins, on voudrait encore plus.

Naturellement, les pays donnent aussi en fonction de leurs propres contraintes et de leurs propres moyens. J’ai tenu à lui indiquer qu’il serait bon, au-delà de l’aide alimentaire importante, d’essayer d’aider les pays pour que leurs agriculteurs aient des semences, des engrais, des aliments et du bétail pour cette campagne avant que la période propice ne se termine, c’est-à-dire à la fin du mois de juillet. Il faudrait également apporter des ressources similaires pour la contre-saison, qui commence aux mois de septembre, octobre, et pour la campagne prochaine.

ULYSSE GOSSET.- En un mot, qu’est-ce qui est plus grave pour la planète : la crise financière, qui nous rappelle celle de 1929, ou la crise alimentaire ?

M. Jacques DIOUF.- La crise alimentaire, naturellement, car, en premier lieu, il faut vivre !

ULYSSE GOSSET.- Certains disent que la crise financière a entraîné la crise alimentaire.

M. Jacques DIOUF.- Non, absolument pas. Evidemment, il y a toujours des interactions, mais le vrai problème de la crise alimentaire est celui de l’insuffisance de l’offre mondiale à cause des phénomènes climatiques, des stocks au plus bas et, de l’autre côté, une demande en croissance avec les pays émergents comme la Chine et l’Inde. A cela s’ajoutent les demandes de biocarburants qui ont détourné une partie des aliments vers l’énergie. La croissance mondiale de la population est de 78,5 millions par an et va nous amener à passer de 6 milliards actuellement à 9 milliards en 2050 !

ULYSSE GOSSET.- Nous arrivons à la fin de la première partie de cette émission. Je vous propose de regarder ensemble le Journal de France 24. Nous nous retrouvons dans quelques minutes avec, en duplex de Genève, Jean Ziegler qui nous parlera de la menace des biocarburants.

A tout de suite !

SUITE TALK DE PARIS – M. DIOUF

Deuxième partie

M. Ulysse GOSSET.- Retour sur le plateau du Talk de Paris pour cette émission spéciale consacrée aux émeutes de la faim et à la crise alimentaire mondiale avec notre invité, Jacques Diouf, Directeur général de l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation. Nous serons également en duplex avec Jean Ziegler à Genève.

Première question : Jacques Diouf, vous savez que certains demandent la suppression des subventions agricoles. Le directeur du FMI en parle aussi, mais surtout le patron de l’OMC, Pascal Lamy, et le commissaire européen, Peter Mandelson.

Etes-vous favorable à la suppression des subventions, par exemple, aux agriculteurs européens pour qu’il y ait plus de moyens et de possibilités pour les Africains en particulier ?

M. Jacques DIOUF.- Je pense qu’il faut une équité dans le système international, qu’il s’agisse, d’ailleurs, de l’agriculture ou de l’industrie. Dans le cas d’espèce, les pays développés subventionnent leur agriculture et les soutiens ont atteint jusqu’à un milliard de dollars par jour. Incontestablement, dans ce cas, les agricultures des pays en voie de développement n’ont aucun avenir !

J’ai toujours dit qu’il fallait aussi créer un système qui favorise à la fois l’agriculture des pays développés et celle des pays en voie de développement, par rapport aux autres secteurs (secondaire et tertiaire), pour créer les conditions de production nécessaires à l’alimentation.

M. Ulysse GOSSET.- On supprime les subventions ou pas ?

M. Jacques DIOUF.- Il y a deux solutions : soit on les supprime partout, soit on les donne à tout le monde ! Je préfère la seconde solution car cela encourage les agriculteurs des différents pays du monde.

M. Ulysse GOSSET.- Revenons aux émeutes qui sont survenues à Haïti avec une question du sénateur haitien, Rudy Hérivaux.

M. Rudy HERIVAUX.- Bonjour Monsieur Diouf. Nous savons pertinemment que la FAO, l’organisation que vous dirigez, est très impliquée dans notre pays. Cependant, nous sommes à un carrefour historique, déterminant où il nous faut un accompagnement, un encadrement, notamment pour pouvoir revitaliser le secteur agricole.

Si nous bénéficions de l’encadrement et de l’accompagnement nécessaires, de l’assistance de la FAO, nous serons évidemment à même de répondre aux besoins primaires de la population haïtienne. L’heure est grave, l’heure est critique, mais je pense que, concrètement, vous allez pouvoir nous dire ce que vous comptez faire - vous et votre organisation - pour nous assister afin que nous puissions répondre concrètement aux desiderata de la population haïtienne.

M. Ulysse GOSSET.- Votre réponse ?

M. Jacques DIOUF.- Nous avons déjà une mission en Haïti pour discuter, avec le gouvernement, des actions à mener et, prioritairement, pour accélérer les programmes en cours, car nous avons des programmes de sécurité alimentaire en Haïti avec des experts cubains dans le cadre de la coopération sud / sud. La semaine dernière, j’ai eu à parler avec le président Lula d’une action commune Brésil / FAO en faveur d’Haïti. Nous sommes prêts à mobiliser une partie des 17 millions de dollars que j’ai eu à mobiliser sur les ressources à la FAO pour pouvoir aider, en matière de semences, d’engrais et d’aliments du bétail, la campagne en Haïti.

M. Ulysse GOSSET.- Plus globalement, certains se demandent si cette crise grave, très grave même, n’est pas finalement une chance pour l’Afrique. Ecoutons ensemble cette réflexion, cette question qui nous parvient de l’ agroéconomiste : Aimery de Dinechin.

M. Emery de Dinechin.- Monsieur le directeur général, on parle beaucoup de la hausse des prix alimentaires, des prix agricoles en ce moment, ne vaudrait-il pas mieux parler d’une pause dans la baisse séculaire ? Cela fait 50 ans que les prix agricoles baissent, au grand dam des paysans, en particulier des paysans du sud ?

Est-ce que vous partagez cette analyse et ne trouvez-vous pas que c’est plutôt une bonne nouvelle pour les paysans du sud qui vont peut-être enfin avoir des prix rémunérateurs, vivre un peu mieux et pouvoir augmenter leur production ?

M. Jacques DIOUF.- Oui, si ces agriculteurs sont en mesure de répondre à cette demande à un niveau de prix élevé. Mais dans la mesure où, en Afrique, sur 96 % des terres, la production dépend de la pluie. Si on tient compte du fait qu’il n’y a pas de route rurale pour amener les intrants et sortir des produits vers les marchés et que, dans ces pays, faute de moyens de stockage adéquat, on perd 40 à 60 % de la production chaque année, si ces conditions persistent, ces agriculteurs ne profiteront pas de l’opportunité que représente la hausse des prix et des marchés avec la croissance de la demande.

Il faut donc des investissements pour la maîtrise de l’eau, pour les routes rurales, pour les moyens de stockage et de conditionnement des produits agricoles. A ce moment-là, en ayant un système de crédit pour que les agriculteurs aient accès aux semences, aux engrais, aux aliments du bétail, aux vaccins, etc., aux alvins pour l’aquaculture, on pourra créer les conditions d’une augmentation de la production en Afrique et dans d’autres pays du tiers-monde.

M. Ulysse GOSSET.- Je vous propose de nous intéresser maintenant à la question délicate des biocarburants. Une véritable polémique mondiale a été lancée, notamment par Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations Unies. Nous l’avons joint à Genève en duplex. Il a écrit un livre qui s’appelle “L’empire de la honte“.

Jean Ziegler, bonjour ! Je vous propose d’abord de nous dire pourquoi vous estimez que la production des biocarburants représente, aujourd’hui, une véritable menace pour l’humanité ? Vous parlez même de “crime contre l’humanité” ? Pourquoi ? Est-ce que vous maintenez ?

M. Jean ZIEGLER.- Certainement, nous sommes au début d’un drame effroyable ; c’est « un crime contre l’humanité » que de brûler de la nourriture, à raison de centaines de millions de tonnes, alors que la faim fait des ravage et dévaste les trois continents.

Je vous donne quelques chiffres.

L’année dernière, les Etats-Unis à eux seuls ont brûlé 138 millions de tonnes de maïs et des centaines de millions de céréales subventionnées, d’ailleurs, par 6 milliards de dollars du gouvernement de Washington.

Le Brésil est le deuxième producteur et, maintenant, c’est l’Union européenne, les 27 Etats de l’Union européenne qui vont se mettre au bioéthanol et au biodiesel.

La directive qui vient de sortir dit que, dans 12 ans (2020), 10 % au moins de l’énergie utilisée dans les 27 pays de l’Union européenne ne doivent plus être de l’énergie fossile, mais de l’énergie d’ordre végétal, ce qui ferait que des millions d’hectares, à travers le monde, de terres vivrières et de terres arables faites pour nourrir la population humaine vont disparaître. Ceci est totalement intolérable !

J’ai demandé un moratoire de cinq ans, une interdiction pendant cinq ans, en attendant que la science soit capable, à coût comparatif, de développer une production avec des déchets agricoles.

M. Ulysse GOSSET.- Jacques Diouf, est-ce que Jean Ziegler va trop loin ou a-t-il raison ? Faut-il un moratoire ?

M. Jacques DIOUF.- Je voudrais le remercier – Jean est mon ami - parce qu’il a cette liberté de pensée et de parole et cette capacité de dramatisation des sujets qui éveillent les consciences et provoquent le débat.

Au niveau d’un responsable d’une organisation des Nations Unies, d’une organisation intergouvernementale, nous avons une approche différente. Notre approche consiste, d’abord, à créer un Forum mondial où l’on puisse discuter de cette question. C’est ce que j’ai fait en lançant ce sommet qui va se réunir du 3 au 5 juin.

Notre devoir est de faire les études techniques, scientifiques et méthodiques pour voir toutes les filières. Il a bien parlé de l’éthanol, mais quel type d’éthanol ? Est-ce avec la canne à sucre, le maïs, le manioc, le blé ? Pour les filières de biodiesel, est-ce avec le palmier à huile, avec le tournesol, avec le soja ? Etc.

M. Ulysse GOSSET.- Faut-il un moratoire pour permettre ces recherches ?

M. Jacques DIOUF.- Avant d’arriver à des moratoires, il faut que nous donnions les éléments de décision et de discussion à nos chefs d’Etat et de gouvernement car eux seuls peuvent décider, éventuellement, d’un moratoire et des conditions dans lesquelles cela pourrait exister en relation avec les politiques de subvention.

M. Ulysse GOSSET.- Lorsque vous entendez Jean Ziegler, est-ce que l’Europe a raison, finalement, de se lancer dans les biocarburants comme elle a essayé de le faire il y a encore très peu de temps ?

M. Jacques DIOUF.- Ma conviction est la suivante : il faut revoir toutes ces politiques qui me semblent avoir été adoptées de manière précipitée, sans avoir étudié toutes les conséquences.

Maintenant, notre rôle est de donner les éléments pour que, dès juin prochain, toutes ces questions soient discutées, filière par filière, avec les balances énergétiques : qui subventionnent quoi ? Dans quelles conditions ? Nous pourrons ainsi prendre les décisions objectives.

M. Ulysse GOSSET.- Nous sommes toujours avec Jean Ziegler en duplex de Genève et il a une question pour vous.

M. Jean ZIEGLER.- Jacques Diouf est certainement le meilleur directeur général que la FAO ait jamais eu. C’est un homme de courage, de vision, de combat et j’ai vraiment je ne le dis pas parce qu’il est là beaucoup d’admiration et d’estime pour lui.

Mais il est pris dans une contradiction assez terrifiante. La FAO a un budget de 350 millions, donc très peu pour le formidable travail qu’ils font. Les Etats industriels, l’année dernière, ont dépensé dix fois plus, soit 350 milliards de dollars, pour subventionner la production et l’exportation de leurs agriculteurs, ce qui fait qu’en Afrique, par exemple, il y a un dumping agricole formidable.

Deuxièmement, le FMI, qui appartient aussi aux Nations Unies, fait exactement le contraire de ce que fait la FAO. Autrement dit, les Nations Unies vivent en pleine schizophrénie. Partout où il y a un plan d’ajustement structurel à un pays pauvre imposé par le FMI, la faim augmente et tout le travail formidable d’infrastructures et de conseils de la FAO est annulé. Le FMI domine largement les pays de l’hémisphère Sud les plus pauvres, parce que ce sont des pays endettés. Le FMI impose partout l’agriculture d’exportation : le coton, la canne à sucre, le café, le cacao, pour pouvoir assurer le revenu en devises qui permet, ensuite, de payer les intérêts de la dette aux banques du Nord.

Je voudrais savoir, Monsieur le directeur général c’est une question un peu cruelle , ce qu’il faut faire devant cette schizophrénie des Nations Unies ? Comment rendre raison à la Banque mondiale et, surtout, au FMI pour qu’ils investissent enfin et respectent la sécurité alimentaire des populations de l’hémisphère Sud ?

M. Ulysse GOSSET.- Beaucoup de questions, mais en premier lieu, est-ce que vous partagez sa critique : cela ne va pas du tout entre le FMI, la Banque mondiale et vous ?

M. Jacques DIOUF.- C’est connu, puisque dans certains pays, on a vu dans les journaux que le FMI et la Banque mondiale disaient une chose et que la FAO en disait une autre. L’exemple du Mozambique avec le sucre en est un cas d’espèce.

Il est vrai que la Banque mondiale et le Fonds ont mené, au cours des deux dernières décades, des politiques qui ont démantelé les systèmes mis en place pour assurer la protection des agriculteurs des pays du tiers-monde, notamment en Afrique.

M. Ulysse GOSSET.- Ce que vous nous dites est dramatique !

M. Jacques DIOUF.- C’est la vérité ! Lorsque je suis rentré au Sénégal après mes études, la première fonction que j’avais consistait à mettre en place un programme agricole, c’est-à-dire de veiller à ce que les agriculteurs aient justement des semences, des engrais, du petit matériel agricole de traction animale et du crédit. Nous garantissions l’achat de leurs produits à des prix déterminés. Tout cela a été démantelé dans les politiques d’ajustement.

Je dois dire que la Banque mondiale a fait son mea culpa, puisqu’elle a reconnu, dans un rapport, que les politiques en Afrique n’étaient pas bonnes et qu’il fallait les changer.

Aujourd’hui, Bob Zoellick se fait le chantre de l’agriculture en disant que des progrès économiques dans le secteur agricole ont quatre fois plus d’impacts dans la lutte contre la pauvreté que les autres secteurs. Pour la première fois depuis 1982, le rapport sur le développement de la Banque mondiale porte sur l’agriculture. La FAO a d’ailleurs apporté sa contribution à la préparation de ce rapport.

Je suis heureux de voir que Dominique Strauss-Kahn remet en cause certaines des politiques du Fonds monétaire international. Espérons qu’à ce niveau-là aussi, cela va se traduire par une restructuration des institutions qui intervenaient en matière de crédit, de stabilisation des prix, de garantie de revenu des agriculteurs et, aussi, en matière d’approvisionnement des agriculteurs en intrants modernes.

M. Ulysse GOSSET.- Retournons sur le terrain, au Sénégal, à Dakar, où nous retrouvons un responsable d’association de consommateur, Momar Ndao

M. Momar NDAO - Monsieur le directeur général, il semble que beaucoup de pays industrialisés soient à l’origine de la destruction des capacités de production agricole des pays en développement avec les subventions initiées. Quel est votre point de vue sur cette responsabilité un peu partagée et sur les pays industrialisés avec leur politique de subvention ?

M. Jacques DIOUF.- Je pense que le mot-clé, c’est “partagé”.

Il y a la responsabilité de ces pays avec le soutien et les subventions.

Il y a la responsabilité des politiques de la Banque mondiale et du Fonds au cours des deux dernières décades dont nous avons parlé.

Il y a aussi la responsabilité des pays eux-mêmes, puisqu’ils sont tout de même souverains ; ils ont le budget national et déterminent leur politique. Pourquoi n’investissent-ils pas dans la maîtrise de l’eau ? Pourquoi ne veillent-ils pas à ce qu’au niveau de leurs villages, il y ait des puits, des canalisations pour l’eau de surface, des barrages en terre réalisés avec les communautés rurales ? Pourquoi ne développe-t-on pas l’agriculture urbaine et périurbaine ? Pourquoi on n’investit pas dans les routes rurales, dans les moyens de stockage ?

Les budgets sont votés chaque année dans ces pays. Qu’est-ce que l’on en fait ? Est-ce que c’est aller prioritairement à l’agriculture qui recouvre 60 à 80 % de la population et jusqu’à 70 % des pauvres ?

M. Ulysse GOSSET.- Lorsque vous dites cela a un chef d’Etat africain, que vous répond-t-il ?

M. Jacques DIOUF.- Il y a des chefs d’Etat africains à qui j’ai parlé et qui l’ont fait et qui ont réussi.

M. Ulysse GOSSET.- Par exemple ?

M. Jacques DIOUF.- Je ne peux pas les citer ! Je suis tout de même directeur général d’une organisation des Nations Unies qui est assujettie à une obligation de réserve.

Ceux qui ont réussi, je vais en citer quelques-uns ; le Malawi qui est passé, en trois ans, d’un million de tonnes de maïs à 2,2 millions l’année suivante et 3,4 millions ensuite. C’est un pays qui prenait de l’aide alimentaire et qui en donne ; le Nigeria dont les taux de croissance de son agriculture sont élevés, même si ce pays compte 140 millions d’habitants.

Il y a 53 pays africains et beaucoup ont réussi et ont fait de bonnes choses. Je ne peux pas les citer et c’est pourquoi je voulais éviter d’en citer un ou deux seulement.

M. Ulysse GOSSET.- Nous avons connu un début d’année assez violent et inquiétant avec ces émeutes de la faim. D’ici le mois de juin, de nombreuses préparations interviendront pour le Sommet de Rome, mais quel est votre dernier message pour conclure ?

M. Jacques DIOUF.- Mon dernier message est celui-ci : il faut mettre la priorité sur la campagne agricole qui vient et la contre-saison qui va commencer aux mois de septembre, octobre pour que les agriculteurs puissent avoir des semences, des engrais et des aliments du bétail pour préparer la prochaine récolte.

M. Ulysse GOSSET.- Jacques Diouf, merci d’être venu ici dans les studios de France 24. Je sais que vous avez un emploi du temps très chargé. Je vous donne rendez-vous au mois de juin à Rome pour ce sommet sur la sécurité alimentaire.

SOURCE : African Press Organization- Organisation de la Presse Africaine


0 Commentaires

Participer à la Discussion

  • Nous vous prions d'etre courtois.
  • N'envoyez pas de message ayant un ton agressif ou insultant.
  • N'envoyez pas de message inutile.
  • Pas de messages répétitifs, ou de hors sujéts.
  • Attaques personnelles. Vous pouvez critiquer une idée, mais pas d'attaques personnelles SVP. Ceci inclut tout message à contenu diffamatoire, vulgaire, violent, ne respectant pas la vie privée, sexuel ou en violation avec la loi. Ces messages seront supprimés.
  • Pas de publicité. Ce forum n'est pas un espace publicitaire gratuit.
  • Pas de majuscules. Tout message inscrit entièrement en majuscule sera supprimé.
Auteur: Commentaire : Poster mon commentaire

Repondre á un commentaire...

Auteur Commentaire : Poster ma reponse

ON EN PARLE

Banner 01

Seneweb Radio

  • RFM Radio
    Ecoutez le meilleur de la radio
  • SUD FM
    Ecoutez le meilleur de la radio
  • Zik-FM
    Ecoutez le meilleur de la radio

Newsletter Subscribe

Get the Latest Posts & Articles in Your Email