SERIGNE OUSSEYNOU FALL, PETIT-FILS DE CHEIKH IBRA FALL : «Les enfants de Serigne Bara avaient pris leur père en otage, malgré lui»

Serigne Ousseynou Fall est un petit-fils de Cheikh Ibra Fall et dit être nanti de la prérogative de juger la gestion du patrimoine mouride par Serigne Aladji Bara. Pour ce faire, il ne porte pas de gants. Il dresse le bilan du règne du défunt Khalife et ouvre des pistes pour l’actuel, Serigne Cheikh Maty Lèye.

Comment avez-vous vécu le rappel à Dieu du Khalife général des Mourides, Mouhamadou Lamine Bara Mbacké ?

Je ne saurais qualifier les sentiments qui m’ont envahi. C’est un sentiment de souffrance que j’ai ressenti de même que tous les Mourides et les Musulmans du monde entier. Je suis d’autant plus attristé que j’étais très lié à lui, car nos deux pères, Mouhamadou Moustapha Fall et Mouhamadou Fallilou Mbacké, étaient de grands amis, des frères et les principaux artisans des chantiers du Mouridisme. La disparition de Mouhamadou Lamine Bara est une grande perte pour nous et pour le pays. Tout le monde était unanime sur ses qualités d’homme intègre et qui a beaucoup fait pour la confrérie mouride. En somme, je suis affligé par ce qui s’est passé. Cela avait commencé depuis l’annonce de sa maladie. D’ailleurs, la première fausse alerte liée à l’annonce de son décès, au mois de février dernier, a quelque peu atténué le choc de sa disparition.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué durant son règne ?

Sa vie n’a pas changé. Il a continué à vivre comme avant qu’il ne soit Khalife. Cette constance m’a marqué. Son train de vie n’a pas changé non plus. Il est resté d’une approche très facile, il n’y a pas trop de protocole autour de lui, comme c’est le cas chez beaucoup de personnalités religieuses où il faut une audience pour les rencontrer. Même ses goûts alimentaires n’ont pas changé. Il a continué à manger son «thiaaf» (des cacahouètes) et son «thiéré mboum» (couscous à la sauce préparée à base de feuilles de chou). Un accueil chaleureux est réservé à tous ses invités et il a su garder la générosité de son père.

Autre chose qui m’a aussi marqué, c’est le mode de gestion du Khalifat. Nous avions pensé au début qu’il y aurait une rupture en ce sens qu’il est le premier à ouvrir l’ère des petits-fils. Il y avait une autre forme de gestion et ce n’est pas le… (Il ne termine pas la phrase. Après une longue hésitation, il continue). On ne peut pas comparer les fils de Cheikh Ahmadou Bamba aux autres. Ils ont du charisme, une certaine notoriété et ont l’approbation de tout le monde. Les fils de Cheikh Ahmadou Bamba sont l’essence même du saint homme.

Vous semblez être déçu de ne pas voir survenir la rupture à laquelle vous vous attendiez…

(Une petite hésitation) Il faut recadrer la question. Après le rappel à Dieu de Cheikh Ahmadou Bamba, ses autres frères et Cheikhs ont pensé que ce sont eux qui devaient hériter du Khalifat. Il a fallu que Cheikh Ibra Fall se manifeste pour leur faire savoir que le patrimoine spirituel et matériel n’est pas celui de Mame Mor Anta Saly. C’est un don de Dieu, béni par le Prophète Mohamed (Psl). C’est son patrimoine et, à ce titre, nul ne peut le succéder, si ce n’est son fils. C’est ce qui a instauré la succession par les fils. C’est Cheikh Ibra Fall qui a instauré dans la confrérie mouride que c’est le fils qui succède à son père au Khalifat. A la disparition de Mouhamadou Moustapha qui a été le premier Khalife de Cheikh Ahmadou Bamba, le problème s’est encore reposé entre Serigne Cheikh Gaïndé Fatma et Serigne Fallou Mbacké. Là aussi, c’est Mouhamadou Moustapha Fall, mon père, qui est intervenu pour ramener les choses à l’ordre. Donc, les Baye Fall ont toujours été le bras armé qui maintient l’équilibre au sein de la communauté mouride. Car il n’y a que les Baye Fall, je ne dis pas les «Baye Mbède» (Ndlr : il fait allusion à la meute de faux Baye Fall qui traînent dans les rues de Dakar, demandant de l’aumône) qui n’hésitent pas à mettre leur vie et leur patrimoine en péril au service du Mouridisme.

Pour revenir à la question, qu’est-ce que vous avez décelé comme manquements lors du règne des petit-fils ouvert par Serigne Bara ?

C’est ce que tout Mouride a détecté.

C’est quoi ?

L’implication à outrance des fils de Serigne Bara dans la gestion quotidienne du patrimoine mouride et du Khalifat. Cela ne devait pas être le cas parce que le patrimoine de Cheikh Ahmadou Bamba est un patrimoine propre à ses fils et aux fils de ses fils. Ne peuvent être Khalife que les fils des fils de Serigne Touba. On ne peut succéder qu’à son père, c’est un principe religieux. Le patrimoine actuel est la somme des gestions de tous les Khalifes qui sont passés, d’où la nécessité d’instaurer une gestion collégiale.

Cela n’a pas été le cas avec Serigne Bara ?

Non ! Même s’il n’y a pas de gestion collégiale, qu’il y a une forte concertation. Les enfants de Serigne Bara avaient pris leur père en otage, malgré lui.

Mais pourquoi n’aviez-vous pas tiré la sonnette d’alarme quand il le fallait ?

Ce n’est pas qu’on ne l’a pas dit. J’ai dit une fois à Serigne Bara : «Ce que vous gérez ne vous appartient pas, chacun y détient une part.» Il était un homme ouvert et qui acceptait les remarques. D’ailleurs, un des fils de Serigne Bara, en l’occurrence Serigne Saliou Mbacké, lui avait suggéré de confier la gestion du Conseil rural aux Baye Fall. Car, c’est une communauté qui rend service et qui n’attend rien en retour. Mais, ce conseil n’a pas été suivi. On l’a pris en otage et c’est ce qui a conduit au choix du fils du Khalife. Cette gestion collégiale que j’ai évoquée, comment doit-elle se traduire ? Cela peut être possible avec la mise en place d’une assemblée des gestionnaires du patrimoine mouride, d’un  Haut Conseil de la Mouridiya ou autre. C’est une proposition. L’appellation n’est pas importante. Mais, il s’agit de faire en sorte que tous les Khalifes des fils de Cheikh Ahmadou Bamba se retrouvent dans cette structure. En sus de cette famille directe de Cheikh Ahmadou Bamba, il peut y avoir les grandes familles religieuses comme celle de Cheikh Ibra Fall, de Darou Salam, Keur Serigne Sam, Serigne Dame Abdourahmane, etc. Je le dis, car il y a des intéressés et des concernés dans la gestion du patrimoine mouride. Il faudra aussi revoir tous les contrats de gestion immobiliers et fonciers qui ont été signés par le Président de la Communauté rurale.

Exigez-vous un audit ?

Vous pouvez l’appeler ainsi, mais il faut que cela soit clair.

Est-ce une proposition que vous faites au nouveau Khalife ?

C’est une proposition. Seulement, je n’ai pas encore vu le nouveau Khalife pour le lui dire.

Qu’attendez-vous de Cheikh Maty Lèye ?

Nous avons confiance en lui, car c’est un orthodoxe, il est très détaché de certaines activités politiques, il est en retrait par rapport à la vie mondaine. Les Mourides ont droit à un guide comme lui. C’est comme si nous avons perdu nos repères et il faut les retrouver.